SAINT PAUL
INTERVIEW AVEC SERGEI CHEPIK
PAR MARIE-AUDE ALBERT
SUR L'ACHEVEMENT DES QUATRE TOILES POUR LA CATHEDRALE ST PAUL'S
Marie-Aude Albert : Quand aujourd’hui ce travail colossal pour Saint-Paul’s, qui aura duré 2 ans, est enfin achevé, qu’éprouves-tu ?
Sergei Chepik : D’abord, bien sûr et c’est bien normal, je suis heureux que tout soit fini, je suis aussi très très fatigué, et enfin, paradoxalement, je regrette aussi que ce soit déjà fini ! Je veux dire que le processus même du travail, jour après jour, m’apportait beaucoup de joie.
MAA : Et qu’éprouvais-tu, si tu te souviens, le jour où tu as commencé ce travail ?
SC : D’abord, je ne croyais pas vraiment, pas du tout même, en mes propres forces ; une fois assemblé le premier grand châssis dans l’atelier, je l’ai contemplé avec effroi, comme une montagne gigantesque que j’allais devoir escalader : c’était ma première expérience de travail à une si grande échelle ! Et je ne parle même pas de la responsabilité qui s’abattait sur mes épaules en raison du thème même que j’allais traiter, du lieu auquel ce travail était destiné, des personnes qui me l’avaient commandé… non, je parle d’abord de ce châssis colossal qui m’intimidait et qui, en même temps, m’attirait, car toute ma vie j’avais rêvé de peindre quelque chose d’immense. Je pensais toujours à Titien, au Tintoret en me disant qu’ils avaient eu dans leur vie la chance formidable de pouvoir s’exprimer dans de très grands formats. Combien de fois, en peignant une toile, ai-je éprouvé un sentiment de frustration, comprenant que le sujet que je traitais demandait un format 2 ou 3 fois plus grand que celui sur lequel je travaillais. Car aujourd’hui un peintre est lié aux conditions du marché, de la galerie où il expose, des appartements où ses toiles seront accrochées, tout doit être aujourd’hui petit, notre monde est petit, nos passions sont petites, tout doit être « intime », alors que l’artiste rêve de peindre des toiles immenses. Enfin, la première réaction de peur passée, j’ai éprouvé un immense bonheur à l’idée de pouvoir me réaliser dans des toiles de très grande dimension où les personnages sont presque à taille humaine !
MAA : Avais-tu jamais imaginé justement qu’un jour on te donnerait la possibilité de t’exprimer dans ces formats grandioses dont tu rêvais et pour un lieu aussi prestigieux, et ne considères-tu pas ce travail pour Saint-Paul’s comme une sorte de petit « miracle » étant donné l’état pitoyable de la peinture religieuse à notre époque ?
SC : Sincèrement non, je ne pouvais l’imaginer, vu l’environnement culturel où nous baignons aujourd’hui. L’époque des grands mécènes de l’Eglise, des papes mettant les artistes au service de la foi, des Jules II, est bel et bien révolue depuis longtemps et il y a peu de chance pour qu’elle renaisse, et pourtant, soudain, le Dean et les chanoines de Saint-Paul’s ont eu l’audace, le courage de prendre un risque et de me confier leur projet. Jamais je n’aurais imaginé pareille aventure ! En tout cas, en France, où j’habite depuis 1988, ce rêve était totalement exclu ; ce pays ne cesse de s’enfoncer dans un athéisme d’Etat de plus en plus agressif dont l’Eglise catholique est ici la première victime, et il faut voir ce que l’on ose exposer au nom d’un soi-disant « dialogue » entre l’art contemporain et le message chrétien : c’est parfois tout bonnement sacrilège et blasphématoire. Oui, on peut dire qu’il s’est produit une sorte de petit « miracle » avec Saint-Paul’s ou plutôt une suite d’événements providentiels qui a commencé par mon tableau Golgotha peint en 1996. C’est une très longue histoire que je ne peux rapporter ici. Disons qu’une chaîne de personnes de toutes conditions sociales, de toutes nationalités, de confessions différentes même mais toutes favorables à ce projet ont œuvré ensemble pour qu’il aboutisse : il y a eu beaucoup d’obstacles bien sûr, mais le « miracle », c’est que ce rêve soit finalement devenu réalité.
MAA : Ce n’est pas la première fois que tu te tournes vers la peinture religieuse ; tu as même peint, alors que tu vivais encore en URSS, des crucifixions qui, bien sûr, n’étaient pas exposées… Qu’aimes-tu dans ce genre pictural ?
SC : C’est un genre magnifique, bien sûr ! C’est d’abord une chance ( c’est un peu orgueilleux à dire, je sais !) de se mesurer aux grands maîtres du passé qui étaient tous des hommes de foi et qui ont tous beaucoup travaillé ce genre : Rembrandt, Michel-Ange… non pas de se comparer à ces géants, mais d’avoir la possibilité, disons, d’entrer en compétition avec des champions. Et ensuite, la peinture religieuse offre à l’artiste des thèmes éternels, universels qui n’ont pas pris une ride depuis que la Bible et les Evangiles existent, des thèmes qui concernent les hommes d’aujourd’hui et leur parlent du monde d’aujourd’hui ; l’Evangile surtout n’a besoin ni d’être retraduit, ni d’être réinterprété, les paroles du Sauveur parlent d’elles mêmes aux hommes d’aujourd’hui, et tous nous pouvons Le comprendre, si nous nous donnons la peine de L’écouter. Ses prédications parlent de notre temps, de nos problèmes, de nos angoisses, de nos doutes et de nos peines. Ses paroles nous émeuvent ou nous dérangent tant elles sont actuelles, et elles dérangent tant nos contemporains qu’il se produit de véritables hystéries collectives, comme cela s’est passé récemment avec le film de Mel Gibson. C’est moins le film que le thème même du Christ qui a déclenché cette campagne de haine et de fureur, tant l’Evangile est une parole actuelle pour notre temps, une parole qui ne plaît bien sûr pas à tout le monde, aujourd’hui comme il y a 2000 ans. Oui, les Pharisiens sont toujours présents et bien-portants, ils n’ont pas l’intention de laisser le Christ s’exprimer et ils sont prêts à le crucifier autant de fois qu’il le faudra pour le faire taire. Tout cela, Dostoïevski l’a dit avec sa Légende du Grand Inquisiteur. Je dirais même que le Christ est le thème le plus dangereux qu’un artiste puisse choisir aujourd’hui ! Il faut du courage pour oser mettre son art au service de l’Evangile aujourd’hui ; je ne dis pas cela pour me vanter, je suis un homme venu du système soviétique et, à ce titre, cela fait bien longtemps que je n’ai plus peur de rien ni de personne, et que je regarde l’avenir avec un certain pessimisme, mais à notre époque (fin du XXème-début du XXIème siècle) comme c’est dangereux de prendre pour thème le Christ, non pas pour le dénigrer, bien sûr, (ça, c’est très facile et très encouragé de toutes parts) mais pour le défendre ! D’ailleurs, je sais très bien ce qui m’attend avec mes toiles pour Saint-Paul’s : il y aura des louanges certes, mais aussi beaucoup de détestation et d’opposition. Je l’espère à vrai dire ! Ce ne sont pas tant mes toiles, c’est le Christ lui-même qui ne laisse pas indifférent ! Cela fait 2000 ans qu’Il provoque les sentiments les plus opposés : amour et haine. 2000 ans qu’Il est actuel !
MAA : Tu as mentionné tout à l’heure le Pape Jules II et la grande époque de la peinture religieuse. Tu n’aurais pas la nostalgie de ces temps passés où l’art et les artistes jouaient un rôle considérable dans la société ? Où la peinture figurative et la compétence technique étaient à l’honneur ?
SC : Non, je trouve bien plus intéressant de vivre à notre époque. Je regrette bien sûr la disparition de ces hommes érudits et raffinés qui encourageaient les arts comme cela fut le cas à la Renaissance, véritable printemps de l’Europe qui, hélas, n’a été suivi d’aucun été, mais je n’ai pas la nostalgie de ces époques de grande culture et de grande foi. C’était quelque part facile pour l’artiste de travailler dans ces sociétés homogènes unies par la même foi et les mêmes valeurs, alors qu’aujourd’hui, l’artiste véritable et libre doit lutter à contre-courant… C’est dur, mais c’est passionnant.
MAA : Avant de parler de chacun des quatre panneaux, explique-nous comment est née la composition de l’ensemble, dans quel ordre sont venus les tableaux et ce qui t’a permis de les relier les uns aux autres.
SC : Ce fut un long chemin, une longue recherche. Par ex. dans les premières variantes, j’avais songé à inclure le thème de la Cène, j’avais placé le Baptême dans un panneau supérieur, tout était d’abord flou et j’ai longtemps cherché le fil conducteur. Je savais qu’il y aurait le Golgotha, car c’est un thème qui m’est cher, et qu’il y aurait l’ombre de la croix ; tout le reste restait flou et je ne savais comment organiser la composition autour de cette ombre qui m’obsédait. Et ensuite, d’esquisse en esquisse, la composition s’est dégagée, s’est imposée, mais tout ce processus de réflexion et de recherche a bien duré trois mois. En plus, il ne fallait pas oublier l’emplacement dans la cathédrale de ces toiles les unes par rapport aux autres, elles se font face deux par deux et le dialogue entre elles est très important. Et c’est ainsi que sont apparus le rayon de lumière tombant sur la Vierge Marie et qui se prolonge dans le Baptême, le visage du Père à peine esquissé dans la scène du Baptême et qui regarde son Fils crucifié sur le Golgotha, cet Enfant qui se voit ressuscité et non pas mort, le contraste entre la figure du Christ prêchant la Vérité et celle de Jésus condamné, et le regard de Marie qui nous donne Son Fils, qui nous le donne pour que nous l’offensions et le déchirions, mais qui sait en même temps qu’Il ressuscitera. Et peut-être qu’une fois les tableaux accrochés dans la Cathédrale, d’autres lignes, d’autres liens surgiront entre les parties que je n’avais pas vus dans mon atelier. En travaillant à la composition j’ai toujours tenu compte du spectateur qui serait placé entre ces deux piliers et regarderait tour à tour les toiles se faisant face. Et c’est ainsi que j’ai peint l’eau du Baptême, qui est à hauteur du regard du spectateur, avec un très grand réalisme, tout comme en face les pierres du chemin de Croix. J’espère que j’ai réussi, mais il m’est difficile de juger tant que les toiles ne seront pas en place.
MAA : Prenons les tableaux dans l’ordre, bien que tu en aies déjà longuement parlé, et commençons par la Sainte Vierge (ou la Nativité). Elle est très différente des représentations habituelles : il n’y a en elle ni beauté physique, ni douceur, ni rondeur ; elle est décharnée, anguleuse et son regard, étonné ou effrayé, on ne saurait dire, peut nous surprendre, voire nous troubler. Que regarde-t-elle selon toi ?
SC : Elle regarde les croix qui lui font face bien sûr ! Mais je dois d’abord préciser que dans tout ce travail, j’ai voulu que la Sainte Vierge ressemblât à une femme de notre temps. Cela n’a rien d’original, les artistes des siècles passés utilisaient ce même procédé, habillant les personnages de l’histoire sainte comme leurs contemporains ou au moins dans des costumes intemporels, et évitant une reconstitution historique. Dans tous ces personnages que j’ai ici représentés, seul Ponce Pilate est vraiment costumé en Romain, avec sa toge bordée d’un liseré rouge, et là encore, il s’agit plus d’un hommage au Pilate de l’écrivain Mikhail Boulgakov qu’une concession à la vérité historique. J’ai plutôt cherché à placer mes personnages hors du temps de manière à ce qu’ils puissent être aussi nos contemporains, en évitant cependant des détails contemporains qui seraient forcément datés d’ici quelques années. J’ai voulu que toute femme puisse reconnaître dans la Vierge le visage d’une femme qui, comme elle, vit une époque trouble et souffre pour son enfant. La Vierge regarde les croix et sait parfaitement qu’un « glaive de douleur lui percera le cœur » et que son enfant connaîtra le supplice le plus atroce et le plus ignominieux qui soit. J’ai voulu qu’en Elle, toutes les mères du XXème siècle qui ont vu leur enfant mourir au Goulag ou dans les camps de concentration, et les mères du XXIème dont le sort sera peut-être encore plus terrible, puissent se reconnaître.
MAA : Et cette étrange mégapole dans le fond ?
SC : Je ne sais pas ce qu’est cette ville ; elle est née sous mon pinceau d’elle-même, je ne sais pas pourquoi ni comment cette ville a surgi. C’est peut-être Jérusalem, mais à vrai dire, je suis incapable de commenter cette image.
MAA : Et l’Enfant Jésus ? Lui aussi est loin de l’imagerie traditionnelle. Son attitude est une belle trouvaille, car tout son destin y est contenu : Il est venu appeler les hommes à lui, et ceux-ci l’ont crucifié. Son regard aussi est étrange : à la fois confiant et joyeux, pénétrant et lucide. Et ces symboles à Ses pieds que sont la vigne et le blé. Tout est déjà dit dès ce premier panneau, non ?
SC : Tu oublies les cloches qui sonnent pour la guerre ou la paix, la joie ou le malheur, qui appellent à la vigilance et nous rappellent la parole de Dieu… Quant au visage de l’Enfant Jésus, je l’ai peint avec beaucoup de difficulté, et ce sans idée préconçue, sans « recette », là encore il me semble l’avoir deviné, trouvé, un peu comme le visage du Ressuscité que j’ai lui aussi longtemps cherché.
MAA : L’Enfant Jésus nous regarde-t-il ou regarde-t-il le Ressuscité ?
SC : Il regarde le Christ ressuscité, mais il nous regarde nous tous. J’ai fait en sorte que de n’importe quelle place que nous le regardions dans la Cathédrale, nous ne puissions échapper à son regard. Si l’on trace une ligne droite entre son regard et la toile qui lui fait face, alors bien évidemment c’est le Ressuscité qu’il regarde. Son sourire aussi était important pour moi, seuls les enfants, que j’ai longuement observés, ont ce sourire à la fois confiant et un peu timide, mais là encore j’ai mis longtemps à trouver ce que je cherchais. A vrai dire, ces trois visages des panneaux supérieurs, celui de la Vierge Marie, de l’Enfant Jésus et du Christ Ressuscité sont fondamentaux, et tiennent toute la composition. Ce sont par eux que j’ai commencé et si je les avais ratés, je n’aurais sans doute pas pu continuer à travailler sur tout ce projet.
MAA : Cette Vierge à l’Enfant n’a au fond rien à voir avec la Nativité à laquelle tu avais songé dans les premières esquisses. Tu as éliminé les Bergers et les Mages, et la joie de la Nativité est ici dépassée : le drame est déjà là, dans le regard de Marie, dans le geste de l’Enfant, dans les symboles…
SC : Oui, tout le drame à venir est déjà enclenché et consciemment accepté. Car il conduit à la Résurrection. Il sait qu’Il va mourir mais qu’Il vaincra la mort par Sa mort, et Il nous invite déjà par Son sourire à comprendre que la mort n’existe pas et à désirer la Vie éternelle qui est la vraie vie à laquelle Il nous appelle.
MAA : Passons à La Vie Publique de NSJC et j’ai tout de suite une question sur la composition tripartite de ce panneau qui m’a frappée. Est-elle venue « par hasard » ou l’as-tu consciemment voulue pour souligner par la forme même le dogme de la Trinité qui est ici clairement affirmé ? Ce n’est pas la première fois que je remarque que chez toi la forme est souvent au service du fond ; le tableau La Fondation de Pétersbourg en était l’illustration parfaite.
SC : Non, je pense que cela s’est produit par hasard ou plutôt inconsciemment. Tout a commencé par la représentation du Baptême, par le contraste entre le premier plan où l’on voit le Christ aux pieds de Jean-Baptiste, et le second où l’on aperçoit la foule de ceux qui attendent d’être baptisés. Le baptême est le premier pas conscient de celui qui embrasse la foi chrétienne, et c’est bien pour cela que le Christ nous donne l’exemple en inaugurant Sa Vie publique par le baptême.
MAA : Ton Jean-Baptiste, à nouveau, ne ressemble guère à l’ascète décharné que nous voyons souvent dans les églises ou les musées. Il a plutôt l’allure d’un athlète au corps magnifique solidement campé sur le terrain ferme de la Loi de l’Ancien Testament. C’est un peu le dernier de cette lignée de géants, sévères et intransigeants, qu’ont été les prophètes de l’Ancien Testament, et par contraste, la figure svelte, presque gracile du Christ annonce le Nouveau Testament et sa nouvelle Loi d’Amour.
SC : Oui, tu as sans doute raison, mais j’ai toujours vu en ce Jean-Baptiste qui se nourrissait de sauterelles et de miel au désert, alors que le Christ Lui aimait à festoyer en joyeuse compagnie, une sorte d’ « orthodoxe maximaliste » admirable certes mais presque inhumain. J’ai toujours eu le sentiment que cet homme-là, à la différence du Christ, n’était pas prêt à tout pardonner. Oui, il n’a ni la douceur, ni la finesse de cœur et d’esprit du Christ, ni la miséricorde infinie du Sauveur. Il n’aurait sans doute pas relevé la femme adultère que le Christ, Lui, n’a pas voulu condamner. Enfin, c’est ainsi que je le vois.
MAA : Revenons à la composition de ce panneau : de part et d’autre de la scène centrale du baptême, tu as peint à droite Jésus prédicateur et à gauche Jésus thaumaturge. Cela me semble un remarquable condensé de la Vie publique de NSJC telle qu’elle est décrite dans les Evangiles, qui, à partir du baptême, est une succession de prédications et de miracles.
SC : Oui, c’est Son infinie compassion qui L’a conduit à opérer tant de guérisons miraculeuses avec tant de douceur et de bonté, mais au service de la vérité, Jésus montre un tout autre visage : Il est un prédicateur plein de fougue et de passion qui déjoue tous les pièges de Ses adversaires et n’hésite pas à les attaquer. Il est alors capable de crier, de saisir un fouet comme dans l’épisode des marchands du Temple…
MAA : Oui, il y a en effet un contraste saisissant entre le beau visage, doux et triste, du Christ qui pose un regard plein de compassion sur la jeune mère anxieuse tout en effleurant d’un geste tendre la tête de son enfant malade, et le Christ aux traits durs et aux gestes violents prêchant dans la Synagogue. Tu as d’ailleurs accentué le contraste en jouant sur la couleur : douceur du gris-bleuté entourant le thaumaturge, éclat agressif du rouge-orangé nimbant le prédicateur…
SC : Il hurlait car il parlait à des sourds qui ne voulaient pas entendre la vérité. Tu remarqueras que l’ombre de la cloche de la Nativité s’étend au dessus du Christ prêchant ; j’ai voulu par ce moyen souligner que le Christ appelle, comme la cloche d’une paroisse, à nous tourner vers Dieu et à écouter Sa parole, mais que bien peu répondent à cet appel.
MAA : Certains y répondent dans ta toile ou sont sur le point d’y répondre, à en juger par ces visages fascinés ou bouleversés qu’on découvre aux pieds du prédicateur. Une fois de plus, comme dans Golgotha, tu as jeté sur ta toile une foule considérable dont les visages et les attitudes expriment toute une palette de sentiments et de réactions.
SC : Oui, et il était plus difficile pour moi de peindre les malades et les éclopés, car je ne voulais pas tomber dans une espèce de naturalisme morbide et puis les sentiments de ces malheureux étaient au fond à peu près les mêmes : attente et espoir de la guérison. L’étude psychologique des disciples, ennemis ou curieux écoutant le Christ prêcher était plus facile à réaliser : une paupière baissée, une main crispée, un sourire esquissé, et c’est tout un mouvement intérieur de l’âme que le spectateur peut deviner et suivre.
MAA : Et ce décor derrière le Christ ? Qu’as-tu voulu représenter, une synagogue, un des portiques du Temple ?
SC : Je n’ai pas cherché à faire de l’archéologie là non plus. C’est sans doute une partie du Temple qui est représentée ici. Mais les nécessités de la composition m’ont imposé certains choix « architecturaux », les escaliers par exemple ne pouvaient pas être symétriques.
MAA : Et cette architrave qui forme une croix derrière le Christ guérisseur, ce n’est pas par hasard qu’elle s’est trouvée là. C’est par le sacrifice à venir de la Croix que le Christ guérit et rachète, et à porter notre croix qu’Il nous invite.
SC : Bien sûr que c’est voulu. La Croix est le symbole du Christ, Sa gloire et Sa force.
MAA : Je voudrais à nouveau souligner ici le visage si peu « canonique » de ton Christ. Ce qui m’étonne un peu car tu as au mur de ton atelier une reproduction du Saint Suaire de Turin qui nous montre le vrai visage du Christ et qui prouve que la tradition picturale connaissait ce visage. Pourquoi avoir renoncé à peindre un Christ barbu aux longs cheveux ?
SC : J’ai voulu, comme pour la Vierge, lui donner un visage plus proche de celui de nos contemporains. Et puis, j’ai du mal à me représenter un Christ très barbu et chevelu ; chacun porte en lui son image du Christ. Un artiste à plus forte raison. Encore une fois, une reconstitution archéologique n’était pas mon propos, le vêtement dont j’ai revêtu le Christ est intemporel, et je n’ai pas voulu reproduire l’image de Turin.
MAA : La Passion a également une composition tripartite, mais cette fois-ci, selon un procédé employé dans la peinture médiévale où l’on voit plusieurs scènes se succéder dans le temps et l’espace sur un même panneau. Autour du pivot central de la Crucifixion ta toile se lit de droite à gauche : d’abord le Jugement (Ecce Homo) en haut à droite, puis le Chemin de Croix (en bas) et le Golgotha en haut à gauche. Cette composition, pour employer un procédé traditionnel , n’en est pas moins audacieuse et originale.
SC : En fait j’ai recouru ici au même moyen que dans les autres panneaux : le rayon de lumière avec cette différence que dans La Vierge et La Vie publique le rayon descend ( sur la terre) et qu’ici, comme dans la Résurrection, il remonte (vers le ciel). Et dans ce rayon de lumière qui remonte de la Crucifixion vers la Résurrection, les oiseaux ( comme l’ombre de la cloche dans les deux autres panneaux de gauche) servent de transition : symbole de malheur dans la Crucifixion, et d’allégresse dans la Résurrection.
MAA : En fin de compte à nouveau la forme souligne le fond, car cette lumière qui descend sur les hommes, c’est bien Dieu qui s’est fait homme pour qu’à notre tour nous puissions, par les mérites de la Croix, gagner le Ciel et la vie éternelle, et partager Sa gloire. Et les murs qui se dressent derrière le Golgotha, ce sont ceux de Jérusalem ?
SC : Oui et non. Là encore je n’ai pas cherché la reconstitution archéologique, et cette tour sur la gauche pourrait aussi bien être la tour Antonia que la tour de Babel. Cette architecture est suggestive et n’a d’autre but que de servir le drame qui se joue sur la toile.
MAA : Ton Pilate est saisissant : il me fait penser à une bête traquée acculée dans un coin par ses poursuivants et qui tente désespérément de se défendre en livrant une dernière attaque.
SC : Oui, je l’ai montré à ce moment paroxystique du jugement qui ne laisse pas de tourmenter les peintres de toutes les époques, celui où il prononce son fameux : « Ecce Homo ».
MAA : Et la foule ? Elle est d’une incroyable variété et donne l’impression de mouvement, de presse. Comment l’as-tu composée ?
SC : Il fallait une figure-pivot pour séparer la foule qui hurle « Crucifie-le », de celle qui, avec Véronique, suit douloureusement le chemin de croix. C’est une figure de femme qui sépare et unit en même temps ces deux foules, et même qui fait le lien avec celle du Golgotha, car elle regarde elle aussi le Christ en croix : c’est cette femme portant un nouveau-né sur son sein qui opère cette transition entre la cruauté de ceux qui condamnent le Christ et ceux qui Lui témoignent de la compassion. Quant à Véronique, qui était plutôt une jolie femme sur ma première esquisse, elle est ici une femme ordinaire, au visage ingrat et douloureux, qui ne songe plus du tout à elle mais qui est toute compassion pour Jésus.
MAA : Tu as évité la beauté doucereuse chez Véronique, tu as évité aussi dans le corps supplicié du Christ un trop grand réalisme dans l’horreur.
SC : Oui, je sais parfaitement, surtout après avoir vu le film de Gibson, ce que pouvait être un corps humain labouré par le fouet romain, mais j’ai évité de tomber dans le réalisme pathologique.
MAA : Dans ton esquisse le Christ portant la croix ne montrait pas Son visage, Il avançait, tête baissée ; ici, Il tourne Son visage de douleur vers nous.
SC : Je voulais plus que tout peindre le Christ portant la croix, peut-être pour me mesurer à tous les peintres qui avant moi avaient traité ce thème difficile, et aussi, parce que je voulais que les visiteurs de la Cathédrale se trouvassent face à face avec Celui qui avait souffert par amour de tous les hommes de tous les temps. Jésus ici semble nous regarder mais aussi tourner son regard vers l’intérieur de lui-même.
MAA : Ici encore dans la Crucifixion, tu as rompu avec le canon. « Stabat Mater » dit saint Jean ; or la Vierge Marie est ici couchée à terre et embrasse de son corps l’ombre de la croix.
SC : Je ne cherche pas à être fidèle au canon. Pourquoi devrait-elle être debout ? Je la vois en effet crucifiée au sol sur l’ombre de la croix de son fils qu’elle accompagne dans son supplice et tente de consoler de cette façon.
MAA : Les autres personnages qui regardent la croix sont des disciples, des curieux, bien sûr, mais on a aussi l’impression de reconnaître parmi eux Pierre ou même Judas ! Or, les apôtres, à l’exception de Jean, n’étaient pas présents d’après les Ecritures … Toujours ce refus du canon ?
SC : Oui. J’ai voulu représenter ces apôtres qui ont trahi leur maître et reçoivent de Lui le pardon de leur lâcheté ou de leur trahison. C’est psychologiquement plus intéressant que si j’avais représenté uniquement de simples curieux. Mais chacun est libre de voir en ces personnages qui il veut, pas forcément Pierre ou des apôtres…
MAA : Venons-en à la Résurrection qui diffère sensiblement de la première esquisse où l’on voyait le Christ apparaître de dos à Marie Madeleine.
SC : C’était ce « Noli me tangere » si apprécié des peintres du passé, mais c’était un peu trop littéraire… ici j’ai voulu représenter cet Homme-Dieu qui a vaincu la mort, qui entre dans la Vie éternelle en franchissant les portes de la mort que sont les trois croix. Et les anges écartant les portes du tombeau symbolisent ici cette force spirituelle qui nous arrache à la malédiction de la mort, à notre enveloppe terrestre et nous fait entrer dans une autre vie, dans la vraie Vie.
MAA : Le Christ est à nouveau tourné vers nous, mais qui regarde-t-Il ? Sa mère sur le panneau d’en face ?
SC : Non. Je crois plutôt que Son regard est là encore tourné vers l’intérieur de Lui-même et simultanément vers le ciel qui est désormais Sa demeure éternelle. En fait, je ne saurais dire exactement ce qu’Il regarde, mais j’ai tenté de donner un visage au Ressuscité.
MAA : On te demandera bien sûr si tu as regardé beaucoup d’œuvres avant de travailler à ces quatre toiles et si quelques peintres ont pu t’influencer. Qu’en est-il ?
SC : Oui, j’ai regardé tout ce qui était disponible, et les peintres que j’aime et ceux que je n’aime pas, mais mon but était avant tout de ne pas refaire ce qui avait été déjà fait sur ces sujets. Je connais bien l’histoire de l’art et je ne vois pas vraiment de travail analogue au mien. J’ose penser que j’ai su apporter une vision définitivement personnelle.
Traduit du russe par Marie-Aude Albert
Copyright, 2004, Marie-Aude Albert